Chebbi naît au sein d’une noble famille lettrée et intellectuelle en février 1909 (sans doute le mercredi
). On ne sait rien de sa mère si ce n’est ses quelques apparitions en filigrane dans certains de ses poèmes comme
. Il est l’aîné de ses frères Abdelhamid et Mohamed Lamine ou plus simplement Lamine. Ce dernier, né en
et sera plus tard ministre de l’éducation nationale dans le premier gouvernement formé après l’indépendance, du
.
. Il habitera ainsi dans des
pendant dix ans — soit toute son adolescence —, dans des conditions difficiles compte tenu de sa santé fragile. Mohamed Farid Ghazi rapporte que « plus tard dans son
, il jugera avec sévérité et mépris cet enseignement sclérosé ». Alors que ses trois frères cadets sont inscrits dans des écoles franco-arabes, Chebbi suit une formation dans un
pur et classique. Il découvre des auteurs occidentaux — Alphonse de Lamartine,
. — à travers des traductions en arabe qu’il trouve dans la fréquentation assidue, dès 1927, des bibliothèques de la
(institut fondé par les nationalistes tunisiens), du club littéraire de l’association des anciens élèves du
). Il lit également des auteurs arabes, notamment le poète
.
Conférence de la Khaldounia
Le 1er février 1929, à la Khaldounia, Chebbi tient une conférence retentissante de deux heures sur le thème de l’imagination poétique chez les Arabes. Son exposé consiste en fait en une rude critique littéraire de la production poétique arabe depuis le premier siècle de l’Hégire (VIIe siècle) qui fait à l’époque scandale. Le jeune homme de 20 ans, qui ne connaît aucune langue étrangère et n’a jamais quitté son pays, surprend par l’originalité de ses idées et l’audace de ses jugements :
« Les poètes arabes n’ont jamais exprimé de sentiments profonds, car ils ne considéraient pas la nature avec un sentiment vivant et méditatif, comme quelque chose de sublime, mais plutôt comme on regarde d’un oeil satisfait un vêtement bien tissé et coloré ou un beau tapis, rien de plus. »
Comme l’indique Ameur Ghedira, cette conférence « déclenche d’abord en Tunisie, puis au Proche-Orient, une série de réactions violentes contre son auteur ». Jean Fontaine remarque quant à lui que « Chebbi voit surtout les aspects négatifs de la poésie arabe ancienne ». Il ajoute que le poète Abou el Kacem Chebbi « adopte la même démarche que les romantiques voulant une littérature qui corresponde à la vie ». Muhyi al-dîn Klibi, ami de Chebbi, fait le compte-rendu de la conférence en ces termes :
« Cette conférence avait soulevé un grand écho dans les cercles littéraires de telle sorte qu’on peut dire qu’elle constitue le début de la querelle des Anciens et des Modernes, qu’elle a poussé à une sèche polémique entre les partisans du passé et ceux du renouveau. »
Dans le même mois — qui coïncide avec celui du Ramadan —, Abou el Kacem Chebbi doit retourner à Zaghouan où son père est gravement malade. Après l’Aïd el-Fitr, il revient à l’imprimerie vérifier la publication de sa conférence. Fier du succès qu’il obtient, Chebbi compte éditer un recueil de poésie avec 83 poèmes. Il l’intitule Aghani al-Hayat — plus tard traduit par Les chants de la vie, Odes à la vie, Cantiques à la vie ou encore Hymnes à la vie — et le propose par Souscription à 15 francs. Toutefois, ce diwan ne sera pas publié de son vivant.
Mariage et échec
En juillet 1929, il écrit
C’en est trop mon coeur. Vers la fin du mois, son père, mourant, retourne à
Tozeur où la famille Chebbi lui rend visite. On suppose que c’est à ce moment-là que le père de Chebbi promet la main de son fils à l’une des cousines de ce dernier, nommée Shahla Chebbi, et avec qui il aura deux enfants : Mohamed Sadok, né le
29 novembre 1931, qui deviendra
Colonel dans l’
armée, et Jalal, né le
4 janvier 1934, qui deviendra
Ingénieur. Son père meurt finalement le
8 septembre 1929. Cette mort le touche beaucoup et, un mois plus tard, Abou el Kacem Chebbi lui rend hommage par son poème
Ilâ Allah (
1929) qui se traduit par
À Dieu.
L’année 1929 marque aussi le début des véritables complications de la santé de Chebbi. Son ami Zine el-Abidine Snoussi le présente au Médecin Mahmoud Materi qui remarque une baisse de sa force morale et physique. Le lundi 13 janvier 1930, juste avant de se marier, il tient une conférence à la Médersa Slimania sur le thème de la littérature maghrébine. Boycottée par ses adversaires, les Zitouniens et les conservateurs, cette conférence est un véritable échec. Le même hiver, sa santé se dégrade encore considérablement. Magnin pense qu’« une conspiration fut organisée autour de lui par certains tenants de la tradition littéraire ». Durant l’été 1930, son Mariage est finalement célébré, la cérémonie coïncidant avec sa décision de commencer son Journal débuté dès le 1er janvier 1930. Il n’a alors que vingt ans.
Fin de vie difficile
Ressentant de plus en plus d’indifférence de la part de ses compatriotes, le poète est en proie à des crises d’
étouffement. On parle alors de
Myocardite et de
Tuberculose. Selon Mohamed Farid Ghazi, la maladie dont serait atteint Chebbi touche surtout les enfants et les jeunes entre dix et trente ans, principalement les personnes à l’âge de la
Puberté. Chebbi écrit alors
Le prophète méconnu (
1930), un long poème publié en petit nombre d’exemplaires dans une plaquette de luxe aux éditions L’Art au service des Lettres.
Ayant terminé ses études et reçu son diplôme en 1930, il désire effectuer un stage de jeune avocat au tribunal de la Driba mais, en 1931, par déception ou par obligation, il retourne s’installer à Tozeur. Chebbi va alors s’occuper de sa famille, de sa mère et de ses trois frères, dont il a désormais la charge. Il refait une nouvelle version de son diwan mais, toujours par manque de souscripteurs, il ne réussit pas à le faire publier. En octobre, il écrit Prières au temple de l’amour (1931) alors que naît son premier fils, Mohamed Sadok, le 29 novembre. L’année suivante, il crée l’association de l’amicale du Jérid et l’inaugure par une conférence sur l’Hégire le 7 mai 1932. Ce même été, il part à Aïn Draham avec son frère Lamine Chebbi et tous deux font un passage à Tobrouk (Libye), malgré la douleur ressentie par Abou el Kacem en raison de sa mauvaise santé.
Pour Chebbi, 1933 est une année féconde : il écrit Pastorale en février. Durant l’été, il se rend successivement à Souk-Ahras (Algérie) puis à Tabarka et y rédige le 16 septembre 1933 La volonté de vivre, puis Mes chansons et Sous les branches. En décembre, il compose La chanson de Prométhée. Alors que son second fils Jalal voit le jour, il compose durant le mois de février 1934 L’aveu puis Le coeur du poète en mars et son fameux Ela Toghat Al Alaam (الى طغاة العالم) — en Français Aux tyrans du monde — en avril. Au printemps, il se repose à El Hamma du Jérid, une Oasis à proximité de Tozeur.
Mais la maladie continue à peser sur lui. Le 26 août 1934, Chebbi part se soigner à l’Ariana où l’on ne parvient pas identifier sa maladie. Il a encore la force de retrouver ses amis, puisqu’une photo de lui prise à Hammam Lif peu avant sa mort paraîtra en couverture d’Al-âlam al-adabi (Le monde littéraire) au mois de décembre suivant. Le 3 octobre, il est admis à l’hôpital italien — actuel Hôpital Habib Thameur — pour une Myocardite et y meurt au matin du 9 octobre, à 4 heures, soit le 1er Rajab 1353 du Calendrier musulman, alors qu’il est à peine âgé de 25 ans.
Opinions
Mythologie arabe
Lors de sa conférence à la
Khaldounia, Abou el Kacem Chebbi tient d’abord un discours sur « l’imaginaire poétique et la
Mythologie arabe ». Il s’indigne que « l’histoire n’a[it] retenu de la mythologie arabe que peu de choses » mais explique ceci ainsi :
« Contrairement à d’autres civilisations, les légendes ou contes ne se trouvent dans aucun recueil, aucun manuscrit. Ils restent dispersés dans différents ouvrages ou sont transmis par la tradition orale, au point que les rassembler serait très difficile. »
Femme dans la littérature arabe
Chebbi pense que les Arabes « n’avaient comme expression de la beauté que celle de la femme » mais leur reproche qu’au lieu « de la placer sur un piédestal et de la voir d’un regard noble et sacré, à l’exemple des artistes grecs qui en firent leurs
Muses, le poète arabe ne l’évoque qu’en tant qu’objet de son désir et de sa convoitise charnelle ». Toujours lors de sa conférence à la Khaldounia, Chebbi choque par ces propos :
« La vision de la femme dans la littérature arabe est une vision médiocre, très basse et complètement dégradée. »
OEuvre
Langue
La poésie est le
Genre littéraire le plus répandu en Tunisie et c’est dans ce contexte que le
Classicisme de la poésie tunisienne est bouleversé par Chebbi qui, bien qu’élevé dans un
Arabe littéral, apprécie le « parler populaire »
Tunisien. Il déclare à propos des écrivains tunisiens partisans de l’arabe classique :
« [Ils] sont prisonniers d’un grand nombre de clichés et de contraintes poétiques qui les forcent à imiter les anciens, ils écrivent une langue qui n’est pas la leur. »
La particularité linguistique de l’oeuvre de Chebbi est qu’il s’exprime « dans un langage nouveau, rompant avec une tradition séculaire ».
Thèmes
Abderrazak Cheraït pense qu’Abou el Kacem Chebbi est « le poète romantique par excellence, le révolté ». Avec Chebbi, la poésie tunisienne s’inscrit dans une modernité dont les thèmes sont fortement influencés par le
Romantisme : il représente d’ailleurs un peu l’héritage tardif du romantisme qui a dominé l’
Europe de la fin du
XVIIIe siècle à la moitié du
XIXe siècle.
Lord Byron, mort en héros lors de la guerre d'indépendance grecque, l’a très certainement inspiré pour son poème
La volonté de vivre (1933) mais, à la différence des poètes romantiques français tels que
Alfred de Vigny,
Alfred de Musset, François-René de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine ou encore
Victor Hugo, Chebbi n’a pas fait prévaloir le sentiment sur la raison et l’imagination sur l’analyse critique. Par ailleurs, on peut remarquer une certaine similitude de Chebbi avec
Arthur Rimbaud, jusque dans la précocité du génie.
Chebbi a également été influencé par l’école Libanaise du Mahjar, établie principalement aux États-Unis, dont les principaux poètes sont Khalil Gibran et Ilya Abu Madi.
Toutefois, même si la poésie de Chebbi reste elle-même assez classique sur la forme — Chebbi garde ainsi la métrique classique —, le fond est d’une grande nouveauté pour l’époque. Dans des poèmes comme Ela Toghat Al Alaam où, en plein protectorat, il dénonce le colonialisme français, Chebbi fait preuve d’humanisme :
« Il [Chebbi] est [...] le poète de la liberté qui appelle [...] à la rébellion contre les tyrans. »
Prose
La production littéraire de Chebbi ne s’arrête pas à la poésie comme le montre le texte de sa conférence sur
L’imagination poétique chez les Arabes mais également son
Journal où, par de courts extraits, il exprime une opinion sur lui-même et sur son travail poétique. Cependant, la part autobiographique y est assez réduite, bien qu’il y livre un certain nombre d’indications sur son caractère, son éducation et ses goûts. Ainsi, bien que ces écrits en prose soient moins connus, ils présentent également un certain intérêt littéraire.
Influences
Chebbi reste jusqu’au
XXIe siècle l’un des poètes arabes les plus lus par les arabophones. Il est, dans le
Monde arabe, le poète tunisien le plus connu.
Dans les Années 1930, le monde arabe, totalement sous domination coloniale n’est pas inscrit, à quelques exceptions, dans les courants poétiques modernes comme le Surréalisme, le Futurisme et Dada. Jusqu’à cette période, il existe un décalage entre la poésie arabe et la poésie occidentale moderne et ce n’est que durant les Années 1940 que la poésie arabe est totalement imprégné des nouveaux courants poétiques. Durant les Années 1970, un mouvement littéraire, Fi ghayr al-amoudi wal-hurr (Poésie autre que classique et libre), est lancé par de jeunes poètes comme Habib Zannad et Tahar Hammami qui se libèrent de la métrique poétique arabe et du Vers libre et s’imprègnent de la poésie libre de Jacques Prévert,. Au-delà de ce mouvement, d’autres poètes comme Salah Garmadi dans Al-lahma al-hayya (Chair vive, 1970) écrit avec des mots typiquement tunisiens, garde le vers libre et cherche des thèmes davantage universels, déstabilisant ainsi une « écriture trop conformiste ».
Héritage
Chebbi laisse un total de 132 poèmes et des articles parus dans différentes revues d’
Égypte et de Tunisie. Mais il ne parviendra pas, malgré deux tentatives, à faire éditer son
diwan, recueil de poèmes qu’il a sélectionnés peu de temps avant sa mort et qui ne sera publié qu’en
1955 au
Caire — soit 21 ans après sa mort — après qu’un critique littéraire venu d’Égypte, Omar Faroukh, a mis en lumière son génie poétique et son talent. Traduit dans plusieurs langues, son
diwan est réédité à plusieurs reprises, notamment à l’occasion du 30
e anniversaire de sa mort, avec une préface rédigée par son frère Lamine Chebbi. Cette commémoration donne lieu à un festival international qui dure du
24 au
28 février 1966 et au cours duquel
Chedli Klibi, alors ministre de la culture, déclare :
« C’est un témoignage de fidélité que de penser [...] à élargir le cercle des participants de cet anniversaire, pour que ce festival soit à l’unisson de la volonté du poète [...] : il a voulu en effet qu’elle soit à l’échelle du Monde arabe. »
Un colloque est organisé à l’occasion du cinquantenaire de sa mort : Chebbi y est regardé comme étant un « poète mystique, nationaliste, révolutionnaire et philosophe. »
Mais la reconnaissance du génie de Chebbi est autant marquante que tardive. Si sa santé aurait été moins fragile, Chebbi aurait sans doute laissé un héritage beaucoup plus lourd que celui qu’il a laissé. Najla Arfaoui regrette : « Chebbi est un mortel que la nature n’a pas favorisé. » Elle résume la capacité de Chebbi à allier maladie et poésie en ces termes :
« Dans sa lutte contre la maladie, [...] la poésie était pour lui l’expression de cet affrontement douloureux. »
[image]
Le portrait de Chebbi figure sur trois timbres de La Poste Tunisienne basés sur des dessins de Hatem El Mekki, et de Yosr Jamoussi et sur le billet de trente dinars tunisiens émis le 7 novembre 1997 par la Banque centrale de Tunisie. Par ailleurs, des rues, des places, le lycée de Kasserine, un Prix littéraire et une salle du palais présidentiel de Carthage portent son nom. En 1953, la collection Autour du monde des éditions Seghers à Paris publie certains de ces poèmes. On lui consacre des thèses universitaires. On trouve également à Tozeur, sa ville natale, de nombreuses traces de Chebbi : son tombeau, transformé ensuite en Mausolée, est inauguré le 17 mai 1946, un médaillon de Bronze est scellé au mur de Bab El Hawa en 1995, une Statue de lui est érigée dans la zone touristique en 2000 et son Buste est élevé aux environs de Tozeur, en 2002, face à un aigle. En 2002 également, durant la Seconde Intifada, la chanteuse Latifa Arfaoui décide de mettre en musique Ela Toghat Al Alaam et de chanter le poème en le dédiant à Ariel Sharon et George W. Bush. Enfin, ces deux vers de Chebbi, issus de son poème La volonté de vivre, sont intégrés à la fin de l’Hymne national Humat Al-Hima :
« Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, force est pour le destin, de répondre, force est pour les ténèbres de se dissiper, force est pour les chaînes de se briser. »
Publications
- Ô Amour (1924)
- Tounis al-Jamila (La belle Tunisie, 1925)
- La guerre (1926)
- Chakwat Yatim (La complainte de l’orphelin, 1926)
- Le chant du tonnerre (1926)
- Poésie (1927)
- Rivière d’amour (1927)
- D’hier à aujourd’hui (1927)
- L’éclat de la vérité (1927)
- L’imagination poétique chez les Arabes (1929)
- C’en est trop mon coeur (1929)
- Ilâ Allah (À Dieu, 1929)
- Le prophète méconnu (1930)
| - Salawat fi hakel al-Hob (Prières au temple de l’amour, 1931)
- Pastorale (1933)
- Iradat al-Hayet (La volonté de vivre, 1933)
- Mes chansons (1933)
- Sous les branches (1933)
- La chanson de Prométhée (1933)
- L’aveu (1934)
- Le coeur du poète (1934)
- Ela Toghat Al Alaam (Aux tyrans du monde, 1934)
- Aghani al-Hayat (Les chants de la vie, 1955)
- Journal (1965)
- Correspondances (1965)
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La plupart des poèmes de Chebbi ont été traduits en français par Ameur Ghédira. Lors d’un colloque sur le thème de « La traduction de la littérature tunisienne en langues étrangères », Rafiq Ben Ouennes est le seul à émettre un avis favorable sur la traduction qu’il a examiné. En l’occurrence, cette traduction est celle des poèmes de Chebbi qui est, selon Ben Ouennes, la seule à avoir atteint un haut degré de perfection.
Références
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Bibliographie
- Abderrazak Cheraït, Abou el Kacem Chebbi, éd. Appolonia, Tunis, 2002 (ISBN 9973827120)
- Mohamed Hassen Zouzi-Chebbi, La philosophie du poète. L’exemple d’un poète tunisien de langue arabe - Abul Qacem Chabbi, éd. L’Harmattan, Paris, 2005 (ISBN 9782747592529)