Les corsaires dunkerquois bénéficient d'un site idéal pour leur activité, Dunkerque étant un piège naturel situé à proximité de routes commerciales importantes. Ils gagnent leurs lettres de noblesse au XVIe siècle, sous la domination espagnole. Ils naviguent ensuite pour la Hollande et enfin pour la France. Jean Bart en est la figure emblématique. Ils opèrent principalement en Mer du Nord, mais peuvent à l'occasion voyager jusqu'en Mer Baltique ou sur les côtes barbaresques. En revanche, ils sont peu présents dans l'activité flibustière au large des Amériques, cette activité étant au départ dirigée contre l'Espagne. Leurs relations avec les Provinces Unies sont ambigues, faites à la fois de proximité et d'hostilité. Leur activité cesse en 1713 avec le désarmement du port de Dunkerque prévu par le traité d'Utrecht.
Entre histoire et légende, les naufrageurs
Située au plus étroit de la
Mer du Nord, point de passage obligé pour les riches navires anglais ou hollandais,
Dunkerque était destinée à la
course par sa géographie. Il s'agit d'un piège naturel : on ne peut y entrer que par des chemins très précis (aujourd'hui indiqués par les balises), autrement on se heurte à de redoutables bancs de sable fossiles, durcis par le temps, tout à fait capables d'éventrer un navire.
L'histoire ou la légende veut que Dunkerque ait aussi été une cité de naufrageurs. L'on raconte que la tour du Leughenaer (en français : tour du menteur) aurait porté les feux qui attiraient les navires à leur perte. Les arguments ne manquent pas pour accorder un certain crédit à ce récit. Quand on le peut, il est moins risqué (et pas plus immoral, quoique pas moins) d'attirer un bateau dans un piège que de le prendre à l'abordage ; or, de par sa configuration, Dunkerque est un piège.
L'existence d'écumeurs tentant de se prévaloir de motifs patriotiques est très ancienne, comme en témoigne cet édit du 7 décembre 1400 pris par le roi de France Charles V :
- « Si aucun, de quelque estat qu'il soit, mettait sus aucun navire à ses propres dépens pour porter la guerre à nos ennemys, ce sera par le congé et consentement de nostre admiral ou de son lieutenant, lequel a, ou aura, au droict de son dict office, la cognoissance, jurisdiction, et punition de tous les faicts en la dicte mer et ses dépendances, criminellement et civilement. »
Être autorisé avant l'attaque ("congé et consentement"), rendre compte après ("cognoissance, jurisdiction et punition") : les critères qui séparent la course de la piraterie sont déjà là, au moins dans l'esprit du roi, car les faire respecter sur le terrain est autrement plus complexe que de rédiger un édit.
Corsaires dunkerquois sous lettre de marque espagnole
La domination espagnole en quelques dates
A la fin du
Moyen Âge, les Pays-Bas, et Dunkerque en particulier, font partie de la Bourgogne de Charles le Téméraire. Au XVI
e siècle, sa lointaine héritière est l'Espagne.
Les Pays-Bas vont conquérir leur indépendance à la suite de la Guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648). Cette période aboutit à une séparation dans les populations néerlandophones : les Protestants du Nord créent les Provinces-Unies, d'où sont issus les Pays-Bas modernes. En revanche, au sud du pays, la Flandre catholique, dont fait partie Dunkerque, reste attachée à l'Espagne.
Lors de la guerre de Quatre-Vingts Ans, Dunkerque tombe aux mains des rebelles hollandais en 1577. Elle est reprise en 1583, pour le compte de l'Espagne, par Alexandre Farnese, duc de Parme.
Poste avancé du monde catholique au contact des terres protestantes, piège à bateaux naturel situé sur les plus grandes routes maritimes, Dunkerque attire toutes les convoitises et constitue un enjeu militaire toujours disputé entre l'Espagne, les Provinces-Unies, l'Angleterre et la France.
En 1600 les Pays-Bas envoient une armée pour conquérir la ville de Dunkerque et en finir une fois pour toutes avec ces "pirates". Alors qu'elle marche le long de la côte, l'armée hollandaise commandée par Maurice de Nassau rencontre l'armée espagnole d'Albert de Habsbourg. Bien que les Hollandais remportent la Bataille de Nieuport, Maurice de Nassau fait demi tour. Pour ce coup-ci, Dunkerque est épargnée.
En 1621, la trève de douze ans se termine, les Dunkirkers (c'est ainsi que les appellent les Anglais) deviennent une vraie menace pour toutes les expéditions vers les Pays-Bas, capturant chaque année en moyenne 229 bateaux de pêche et navires marchands, dont environ 60 britanniques. Parmi eux sévit Jacob Collaert.
En octobre 1646, les Français font le Siège de Dunkerque et prennent la ville avec l'appui de la marine hollandaise. Les corsaires cessent alors leurs activités.
L'année 1648 voit à la fois la fin la fin de la Guerre de Quatre-Vingts Ans (guerre d'indépendance des Provinces-Unies contre l'Espagne) et de la Guerre de Trente Ans (guerre pan-européenne tendant à affaiblir l'empire des Habsbourg), deux guerres qui, à la fin, n'en faisaient qu'une. Les traités de Westphalie consacrent en particulier l'indépendance des Provinces-Unies.
Dunkerque cesse définitivement d'être espagnole en 1658 ; après une période chaotique, elle devient définitivement française en 1662.
Les forces en présence : les Provinces-Unies protestantes
On ne peut présenter Dunkerque sous la domination espagnole sans parler de ces frères ennemis que sont les marins des Provinces-Unies ; ennemis par les choix politiques et religieux, sources d'un danger constant, ce sont aussi des parents, et parfois des enseignants, car on ne saurait mieux apprendre le métier que chez ces marins qui naviguent dans toutes les mers du monde.
Les Provinces-Unies contituent la partie nord et protestante des Pays-Bas espagnols d'alors, appelée à devenir les Pays-Bas au sens d'aujourd'hui ; elles arrachent leur indépendance à l'Espagne au cours de la Guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648), appelée aussi Révolte des gueux. Cette indépendance est reconnue internationalement en 1648 par les traités de Westphalie.
Ce terme de Gueux ne doit pas tromper. C'est une référence ironique à un de leurs adversaires, Charles de Berlaymont qui les avait traités de gueux. En réalité, il y avait aussi des riches et des nobles parmi les protestants. Le plus important est Guillaume Ier d'Orange-Nassau, considéré comme le père fondateur des Provinces-Unies. Même s'il ne faut pas le confondre avec son descendant et homonyme Guillaume III qui deviendra roi d'Angleterre, ce n'est, à coup sûr, pas un mendiant.
La Révolte des gueux comporte un important volet maritime mené par les Gueux de la mer, écumeurs protestants.
S'agit-il vraiment de corsaires, ou plutôt de pirates, ou encore (ce mot sera inventé pour eux) de flibustiers ? Un corsaire agit sur lettre de marque délivrée par un Etat et se soumet à un contrôle sur ses prises, qui doivent avoir été enlevées sur un navire d'un pays ennemi en temps de guerre. Pas d'Etat, pas de lettre de marque authentique. Or, les Provinces-Unies ne sont pas un Etat avant 1648, date de la consécration internationale de leur indépendance par les Traités de Westphalie. En même temps, il peut-être trop sévère de traiter de pirates tous les écumeurs hollandais ou zélandais. En réalité, dans cette Europe d'avant les Traités de Westphalie, toutes les frontières ont en recomposition, et la notion d'Etat souverain se discute, les armées fournissant l'essentiel de l'argumentaire.
Avant 1648, les lettres de marques délivrées sur le territoire de ce qui sera les Provinces-Unies sont émises par des acteurs comme Guillaume d'Orange, chef de guerre, ou par les grandes sociétés par actions qui arment en course, comme la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales. Cette compagnie est basée à Middelburg en Zélande et non dans quelque île exotique ; il s'agit d'une des premières sociétés capitalistes par actions ; elle possède ses propres vaisseaux, son propre territoire (qu'elle se taille en Amérique grâce à l'action de ses capitaines), bien plus vaste que celui des Provinces-Unies (dont elle est supposée dépendre), ses propres objectifs, parmi lesquels la course et le commerce des esclaves ne sont nullement dissimulés.
C'est donc le même acteur qui arme en course et qui délivre la lettre de marque ; le contrôle de la limite entre course et piraterie devient pure simulation.
De telles lettres de marque ne protégeaient évidemment pas leur titulaire contre une accusation de piraterie en cas de capture pas les Espagnols. Elles pouvaient cependant avoir un certain effet protecteur (sans automatisme) en cas de capture par un autre pays, car le démantellement de l'empire colonial espagnol aux Amériques était recherché par toutes les puissances européennes, qui avaient tendance à s'allier contre l'Espagne dans cette zone géographique, ce qui entraînait une tendance à reconnaître de facto les Provinces-Unies comme acteur indépendant.
On assiste à la naissance du personnage du flibustier, mi-corsaire mi-pirate. S'il attaque des galions dans les eaux américaines, le coeur du système est en Europe. Les Provinces-Unies tiennent le premier rôle dans les débuts de la flibuste, avec l'objectif politique de détruire l'empire colonial espagnol ; les installations durables de colonies de peuplement européennes dans ces eaux sont difficiles et tardives, et les flibustiers qui attaquent les galions chargés d'or partent plus souvent de Zélande que de l'île de la Tortue.
Tels sont les voisins immédiats des corsaires de Dunkerque : les créateurs d'une machine de guerre maritime totale dont les objectifs sont à la fois politiques (car le cadre est celui d'une guerre séparatiste et d'une guerre de religion, et l'ensemble est animé par ces hommes d'Etat que sont les stathouders Guillaume d'Orange) et économiques (car certains des acteurs les plus en pointe sont des grandes sociétés par action et des écumeurs cherchant le profit).
La liberté d'action des écumeurs hollandais augmente encore quand la puissance maritime espagnole est détruite par les Hollandais lors de la désastreuse Bataille des Downs, le 31 octobre 1639. Cette destruction incite Anglais et Hollandais (bien que ces derniers, avant 1648, soient encore juridiquement espagnols) à tenter de s'emparer des possessions coloniales ibériques en Amérique, ce qui passe par une recrudescence de la piraterie aux Antilles.
Avec les écumeurs hollandais, nous sommes au coeur de l'immense système de course, piraterie ou flibuste, tel qu'il sévira aux XVIe siècle et XVIIe siècle. Il s'agit d'un système mondial. Quelques anecdotes biographiques en montreront la dimension :
- de Vernboer (15.. - 1620) ; bien qu'il soit mort 28 ans avant l'indépendance des Provinces-Unies, il commence sous lettre de marque "hollandaise", mais finit pirate à Alger tout en conservant un certain "patriotisme", du moins c'est ce qu'il dit quand il cherche à rentrer en grâce auprès de son pays. Il fait hisser le pavillon "hollandais" quand le navire attaqué est espagnol, et évite de trop maltraiter ses prisonniers lorsque ceux-ci sont hollandais. Son compatriote Jan Janszohn, de Haarlem, commence aussi sous lettre de marque "hollandaise", mais opère ensuite à partir d'Alger et de Salé (Maroc) et se convertit à l'Islam, ce qui lui permet, au passage, de prendre une deuxième femme.
- Piet Hein (1577 - 1629) est, en 1623, vice-amiral au service de la compagnie des Indes Occidentales ne se contente pas d'attaquer des galions, mais prend aussi des villes, comme Bahia (Brésil), puis il passe sous lettre de marque de Guillaume d'Orange en 1629 et prend part au blocus de Dunkerque.
L'exemple de Piet Hein nous montre qu'il n'y a pas un monde d'écart entre les écumeurs des Antilles et ceux de la Mer du Nord.
Les forces en présence : la Flandre espagnole et catholique
Les
corsaires dunkerquois (nl:
Duinkerker kapers), opéraient le long des côtes flamandes, à partir de
Dunkerque pour le compte d'armateurs privés au service de l'Espagne pendant la Guerre de Quatre-Vingts Ans. C'est cette période qui va donner ses lettres de noblesse à la course dunkerquoise.
En dépit d'un Blocus constant du port de Dunkerque de la part des vaisseaux de guerre hollandais, les corsaires parviennent souvent à forcer le passage et continuent d'affecter les activités navales des Hollandais. Ceux-ci répliquent en déclarant en 1587 que les câpres dunkerquois seraient dorénavant traités comme des pirates. Leurs capitaines doivent prêter serment de passer au fil de l'épée ou de jeter à la mer tous leurs prisonniers. Mais cet ordre particulièrement sévère demeure très impopulaire parmi les équipages hollandais, car bon nombre de leurs frères ou parents servent également sur les navires dunkerquois. Aussi se contentent-il souvent de déposer les marins qu'ils capturent sur les bancs de sable le long de la côte flamande, là où l'eau peu profonde leur laisse une chance de patauger jusqu'au littoral.
Les Dunkerquois utilisent un type de navire léger et très manoeuvrable, la frégate, dont le faible tirant d'eau, leur permet de franchir les bancs de sable, là où les lourds navires de guerre s'échouent. Ils échappent ainsi souvent à leur poursuivants.
Dunkerque se trouve alors dans une situation économique difficile, empêchée de vivre de la pêche car le rançonnage des pêcheurs est, tout autant que l'attaque des galions espagnols chargés d'or, une activité des Gueux de la Mer. Le souhait de l'Espagne de développer l'activité corsaire est donc fort bien venue et sauve plus d'un marin du chômage.
Les corsaires coopèrent étroitement avec la marine régulière espagnole et participent à la Bataille des Downs. Les grandes familles corsaires, comme les Bart, Weuss ou Bommelaer, ont des liens familiaux avec des amiraux espagnols ou travaillant pour l'Espagne, comme Michel Jacobsen. De 1633 à 1637, le corsaire Jacob Collaert est vice-amiral de la flotte corsaire de Dunkerque. Il passe amiral en 1638 et soumet aux autorités espagnoles un plan de restructuration du port de Dunkerque qui ne sera pas réalisé faute de fonds.
La Manche et la mer du Nord constituent le tout premier théatre d'opération des corsaires dunkerquois. L'Espagne attend d'eux, avant-tout, que ce secteur soit tenu.
Bien qu'ils opèrent souvent dans et autour de la Manche, les intrépides Dunkerquois poussent parfois près des côtes danoises et allemandes pour arraisonner les navires revenant de la Baltique. Ils envoient des navires en Espagne et en Méditerranée, coopérant étroitement avec la marine espagnole, comme à la Bataille des Downs.
En revanche, les corsaires dunkerquois sont moins présents que d'autres parmi les flibustiers des Antilles. Pour diverses raisons selon les époques. Avant 1658, étant donné que Dunkerque appartient à l'Espagne et que l'activité corsaire aux Iles est principalement anti-espagnole, il va de soi qu'ils n'ont rien à y faire. Et ensuite, ils sont également absents de cette grande page de l'histoire de la flibuste qu'est le XVIII ème siècle, car le Traité d'Utrecht a mis fin à leurs activités dès 1713. Si quelques Dunkerquois ont trouvé le chemin des îles, ce sera en petit nombre et peut-être aux moments où ils ont navigué pour "la Hollande" en toute discrétion.
Dunkerque cesse définitivement d'être espagnole le 25 juin 1658. C'est une grande page qui se tourne pour ses corsaires.
Corsaires dunkerquois navigant pour les Provinces Unies
Le
25 juin 1658, Dunkerque est espagnole le matin, française à midi et anglaise le soir. En effet, ce jour là, Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne prend la ville aux Espagnols. Cest la
Bataille des Dunes. Le soir même,
Louis XIV remet la ville à
Oliver Cromwell, provisoirement son allié. Dunkerque est définitivement rattachée au royaume de France en
1662 après que Louis XIV l'eut rachetée a Charles II d'Angleterre qui à pris le trone d'Angleterre, deux ans plus tôt, mais qui a grand besoin d'argent pour s'y maintenir.
A partir du moment, où ils ne sont plus espagnols, c'est pour les Provinces-Unies que les corsaires dunkerquois naviguent quand ils le peuvent. La question des rapports avec les Provinces-Unies est difficile mais importante.L'on sait que Jean Bart apprit son métier de marin auprès de Ruyter qui est originaire de Flessingue, principal port de départ de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Middelburg est un des principaux ports de départ de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales. L'on sait aussi que Nicolas Baeteman se disait "originaire de Zélande".
Il existe probablement d'autres exemples. Les Provinces-Unies sont proches de la Flandre par la communauté de langue et par les liens familiaux. Elles sont attractives par la légèreté des contrôles qu'elles exercent sur les prises. Elles offrent les meilleures occasions possible, pour un marin, d'apprendre son métier. Nulle part ailleurs il n'aura la même occasion d'apprendre sur toutes les mers du globe. Mais elles sont aussi "de l'autre bord" à tous égards, protestantes alors que Dunkerque est catholique. Sans compter que les pêcheurs flamands de Dunkerque et de sa région comptent parmi les premières victimes des Gueux de la mer.
Est-ce, de plus, trahir sa patrie que de naviguer pour la "Hollande" ? À l'époque où Dunkerque est espagnole, la réponse est oui, sans équivoque. Les Provinces-Unies se sont constituées d'abord contre l'Espagne, contre qui elles viennent de conquérir leur indépendance, contre cette Espagne qui est à l'origine, sinon de la course dunkerquoise, du moins de la caste des corsaires de haut niveau social, ceux qui cousinent avec les amiraux.
Ensuite, la réponse devient nuancée, car Dunkerque change souvent de nationalité, et les pays dont elle dépend (tour à tour Espagne, Angleterre, France), changent souvent d'alliances.
De 1662 à 1672, Dunkerque est française, mais sans être en guerre avec les Provinces-Unies. Naviguer pour la "Hollande" est aussi compromettant que tentant. Ce n'est pas expressément interdit, puisqu'un corsaire n'est pas obligé de naviguer sous Lettre de marque de son pays, il suffit de ne pas naviguer pour un pays ennemi. Les corsaires dunkerquois réussissent donc souvent à naviguer sous lettre de marque hollandaise ou zélandaise jusqu'en 1672, année où Louis XIV déclare la guerre aux Provinces-Unies.
Corsaires dunkerquois sous lettre de marque française
A partir de
1672, sauf à assumer une rébellion ouverte, il faut bien naviguer sous
Lettre de marque française, malgré la difficulté d'accorder les points de vue sur la nature de la guerre de course et la distinction d'avec la piraterie.
Pour les capres dunkerquois, cousins des flibustiers hollandais, être corsaire plutôt que pirate, c'est être en possession d'une lettre de marque qui vaut (dans le meilleur des cas) assurance-vie en cas de capture. Ce n'est pas rendre des comptes à tout propos et assumer les délais et les frais d'un procès à chaque prise.
Pour les autorités françaises au contraire, la lettre de marque n'est pas tout. Le corsaire doit respecter des règles tout au long de son activité. Il ne doit attaquer que des navires de commerce d'un pays ennemi en temps de guerre. Sur ce point, il doit se prêter aux contrôles, c'est à dire soumettre des prises à la décision d'un "tribunal de prise" qui jugera si ces conditions ont été respectées.
Un procès par navire capturé ... on imagine les frais et les délais. Pour un corsaire dunkerquois, c'est démentiel. Il sait comment le système fonctionne chez ses cousins de Hollande. Il sait à quel point les contrôles peuvent être fictifs quand les autorités le veulent.
En sens inverse, la puissance étatique rêve de transformer le corsaire en officier de marine, un officier de marine qu'elle n'aurait pas à payer mais qui attaquerait toute cible que l'autorité lui désignerait, qu'il y ait ou non possibilité de s'emparer d'une cargaison pour se rémunérer. C'est beaucoup demander.
Les intérêts ne convergent pas aisément, et le recours aux corsaires est toujours un pis-aller que les États cessent d'utiliser quand leur marine de guerre devient suffisante. L'étatisme français de Louis XIV n'a aucune sympathie spontanée pour ces pirates mal déguisés, et, au début, il les encourage peu, lettre de marque ou pas.
Les choses changent à partir de 1692 : le désastre de la Hougue a détruit une grande partie de la flotte française. Comme tous les États dépourvus d'une marine de guerre suffisante, la France prend conscience de ce que les corsaires peuvent lui apporter. En 1695, Sébastien Le Prestre de Vauban prend parti avec son célèbre Mémoire concernant la caprerie. Il convainc le roi de favoriser la course. Il y parvient d'autant mieux que l'année précédente est celle de la bataille du Texel.
La chambre de commerce de Dunkerque possède aussi sa propre escadre, sous le commandement de Cornil Sauss, adjoint Nicolas Baeteman.
La bataille du Texel (1694) écarte un risque de famine. Jean Bart y est secondé par le chevalier Claude de Forbin. Cette victoire marque le début d'un immense respect du roi pour Jean Bart et, à travers lui, pour Dunkerque, qui se sent enfin française de coeur.
Quelques corsaires dunkerquois appartenant à la période française : Jean Bart, Cornil Saus, Nicolas Baeteman.
La vie à bord
Un navire corsaire est petit pour rester maniable. Dans l'idéal, c'est une
frégate. Ce qui caractérise d'abord un navire corsaire, c'est l'entassement. Le capitaine devait en effet prévoir que le combat pouvait causer beaucoup de morts et qu'ensuite, en cas de victoire, l'équipage devrait pouvoir conduire non seulement son propre navire mais aussi le navire capturé. Un nombre insuffisant de survivants sur le bateau corsaire l'obligeait à "embaucher" pour la manoeuvre des matelots du navire capturé et l'exposait au risque de "re-secousse". L'entassement des marins était une caractéristique des bateaux pirates ou corsaires, le seul critère qui ne trompait pas.
Les navires corsaires ou pirates étaient experts en tromperie. L'usage d'un faux pavillon ne les gênait en rien. Il arrivait qu'il ferme ses sabords pour cacher ses canons (en sens inverse, un navire de commerce pouvait peindre de faux sabords sur sa coque pour avoir l'air redoutable). Ce n'est donc pas sur de tels critères qu'un capitaine devait se fonder pour savoir s'il était approché par un prédateur. En revanche, quand l'observation à la Lunette révélait un nombre anormal d'occupants, il était temps de fuir, si l'on pouvait.
En conséquence de cet entassement, dès que le voyage est un peu long (et il l'est souvent : rappelons que les corsaires qui opèrent dans les îles lointaines le font souvent à partir de ports européens, au moins au début), les provisions sont insuffisantes faute de place où les mettre, et la faim est du voyage quelle que soit l'éventuelle bonne volonté du capitaine pour nourrir ses hommes correctement (cette volonté existait parfois. Jean Bart essayait de nourrir ses marins de bon fromage de Hollande).
Ajoutez à cela les maladies, les blessures, le danger.
Les techniques de combat
Le corsaire est un professionnel du combat inégal, d'où des techniques de combat très particulières.
Les corsaires dunkerquois ont inventé la frégate, navire plus petit et plus maniable que le vaisseau de ligne. Dans le meilleur des cas, le capitaine corsaire commande une frégate d'une trentaine de canons (jusqu'à la centaine pour un vaisseau); plus souvent, s'il n'a pas encore fait fortune, il opère à partir de n'importe quoi qui flotte.
L'objectif est donc d'éviter que le combat soit un échange de coups de canon, non seulement à cause du déséquilibre des puissances de feu, mais aussi parce que le corsaire, dont les motivations sont économiques, espère ramener une prise en bon état.
Pour approcher de sa proie, toutes les ruses sont de mise, y compris l'usage de faux pavillons.
Obtenir une reddition sans combat est l'idéal. Elle se produit assez souvent, pour de multiples raisons. Soit parce que le navire attaqué est un navire marchand sans capacité militaire. Soit parce que l'équipage est terrorisé, soit encore par tactique, pour provoquer la "rescousse", c'est-à-dire la "re-secousse", le deuxième combat.
Il importe ici de connaitre un point de la bizarre jurisprudence des tribunaux de prise : lorsqu'un navire a été capturé par un corsaire et qu'il est repris par son équipage lors de la "re-secousse", le navire et la cargaison appartiennent aux marins qui l'ont repris et non aux propriétaires d'origine.
Il peut donc être approprié de se laisser capturer (à condition d'être certain de tomber dans les mains d'un corsaire). En effet, le vainqueur est bien ennuyé, car il doit conduire deux bateaux avec l'équipage d'un seul. Les prisonniers finissent donc parfois par se voir "embauchés". Il arrive même qu'ils se voient confier la tâche de conduire au port leur propre navire pour le compte de leur vainqueur, accompagnés par une poignée de gardiens. Certes, la poudre du navire prisonnier est mouillée, ses canons sont encloués, et le vainqueur navigue à proximité. Mais tout peut quand même se produire. Pour peu que les vents séparent les deux navires et que les gardiens soient en petit nombre, l'équipage d'origine peut espérer reprendre le navire.
Si le combat est décidé, le capitaine corsaire ouvre le coffre qui contient les armes (celles-ci, en temps ordinaire sont sous bonne clé : à bord, la confiance ne règne guère) ; il laisse chaque homme choisir la sienne. Les armes à feu ont peu d'amateurs, leur recul est traître dans l'espace restreint du navire. Le choix type : une hache à la ceinture, un couteau entre les dents, les mains devant être libres pour l'abordage. Le capitaine, s'il tient à combattre avec élégance, choisira un sabre à lame courbe (une lame droite s'enfoncerait dans la cuisse lors de l'abordage).
Le corsaire attaque si possible sa proie par l'avant (on connaît la chanson Au trente et un du mois d'aout :"Vire lof pour lof en arrivant, Je l'abordions par son avant" ); en tous cas il essaie d'éviter les flancs et leurs rangées de canons alignés. Arrivé à proximité, il lance les grappins pour l'abordage.
Si, par un rare malheur, la proie se défend et que le combat s'engage, c'est la boucherie. Plusieurs centaines de morts sur un seul bateau ne sont pas chose rare. D'abord pour des raisons techniques : le combat naval est sans équivalent à terre. L'espace restreint du navire ne permet pas de reculer d'un pas. L'expression "vaincre ou mourir" n'est pas une exagération. Ensuite parce que la résistance de la proie chauffe à blanc la fureur du corsaire, qui s'attendait à une reddition sans combat.
Les biens capturés
La capture est généralement suivie du "ploutrage" (de l'anglais
to plunder), c'est-à-dire d'un pillage obéissant à des règles traditionnelles. Chacun a droit aux affaires de ses homologues. Les matelots s'emparent des habits des matelot, l'écrivain du bord saisit les plumes et le papier de son homologue ; on cite même le cas de l'aumonier de
L'Adroit, capitaine Chevalier de saint Pol, qui, en 1703, s'empara des "cloches et chapelles" de son confrère du
Ludlow.
La cargaison doit faire l'objet d'un jugement favorable du tribunal de prise, qui doit la déclarer "de bonne prise", c'est-à-dire enlevée à un pays ennemi en temps de guerre.
Après un jugement favorable, la marchandise peut être vendue aux enchères, et son prix partagé. Le Roi et l'armateur se réservent la plus grosse part, le reste est en théorie partagé entre le capitaine et ses hommes. En réalité, pour que le matelot de base obtienne quelque chose, il faudrait qu'il soit vivant à l'issue du procès, qu'il soit présent à Dunkerque, et qu'il ait connaissance du jugement en temps utile. Toutes circonstances qui sont rarement réunies.
En général, le seul paiement dont le matelot voit concrètement la couleur consiste dans le produit du ploutrage, ce qui n'empêche pas les autorités de s'indigner de son comportement de pillard. Il convient toutefois d'ajouter qu'une avance a été versée à sa femme avant son embarquement, et que cette avance, malgré son nom, est définitive. La Chambre de Commerce de Dunkerque, qui arme en course, a un temps la velléité de donner à l'avance un caractère remboursable ; elle s'indigne de ce que celle-ci reste acquise à la famille même si le matelot a fait peu d'usage, par exemple s'il a déserté ou s'il a été tué rapidement. Ces velléités restent sans succès.
Le traité d'Utrecht et la fin de la course à Dunkerque
L'Angleterre n'a de cesse d'être débarrassée de ce pistolet pointé vers le coeur de Londres que constitue Dunkerque. Elle obtient le désarmement du port en 1713 par le traité d'Utrecht. Les tentatives pour s'affranchir de ce traité échouent : c'est la fin des corsaires de Dunkerque et le début d'une grande misère.
Devenir pêcheur n'est pas chose simple, car pirates et corsaires continuent d'exister en mer du Nord, et de rançonner les pêcheurs.
Pour survivre, les Dunkerquois entreprennent la pêche "à Hytland", c'est-à-dire la pêche en Islande, une autre grande épopée, mais surtout le dernier des métiers. Au début du 20 ème siècles encore, il était admis que, sur cent marins partis pour la pêche d'Islande, cinq ou six ne revenaient pas. Avant, c'était sans doute pire.
Bibliographie
Cette bibliographie, composée de livres effectivement lus dans le cadre de cette recherche, constitue aussi les sources de l'article.
- Dunkerque de Jean-Luc Porhel ; éditions Alan Sutton 1997 ; l'auteur a été Directeur des Archives municipales de Dunkerque
- Fortunes de mer sur les bancs de Flandres de Jean Luc Porhel ; 1987 ; peut-être lu aux Archives municipales de Dunkerque ; contient le récit de tous les naufrages documentés
- Jean Bart et la guerre de course, par Armel de Wisme ; 1973 ; éditions Gallimaed, collection Archives
- Visages de corsaires, par Roger Vercel ; Albin Michel
- Jean Bart, par Jacques Duquesne ; 2002 ; Le Seuil
- Gens de mer à Dunkerque aux 17ème et 18 ème siècles, par Alain Cabanton et Jacky Messiean
- Les corsaires du littoral, Dunkerque, Calais, Boulogne, de Philippe II à Louis XIV (1568-1713) par Patrick Villiers ; Septentrion Presses Universitaires ; 2000
D'une façon générale, on trouvera un fond bibliographique spécialisé très riche à la bibliothèque du Musée portuaire de Dunkerque.
Liens utiles
- Isle of Tortuga; (Île de la Tortue Haïti) ce site en anglais comporte une page intitulée "Privateers and pirates" (Corsaires et Pirates), qui constitue une liste impressionnante de patronymes. On y trouvera de nombreux noms de corsaires dunkerquois moins connus, de milieu social plus modeste, ou même de milieu social élevé, comme la dynastie des Collaert/Collaart, qui compte des amiraux et que l'on s'étonne de ne pas mieux connaître par des sources françaises ; la gloire est chose capricieuse ; d'une façon générale, le fait qu'il s'agisse d'une source en anglais le rend complémentaire des sources françaises. Les "corsaires" qui y cités sont connus des auteurs de par leurs victimes, qui n'ont pas toujours eu l'occasion de leur demander leur lettre de marque.