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Jacques Sapir, né en
1954 à
Puteaux en France, est le fils du psychanalyste
Michel Sapir. C'est un économiste, directeur d'études à l'EHESS. Il y dirige depuis 1996 le Centre d'études des modes d'industrialisation (CEMI-EHESS) et a été le responsable de la formation doctorale « Recherches comparatives sur le développement » de 1996 à 2006.
Biographie
Jacques Sapir est diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris en
1976. En 1980, il soutient une thèse de
Doctorat de 3
e cycle à l'EHESS sous la direction de
Charles Bettelheim, puis une
thèse d'État en économie en 1986 à Université de Paris X sous la direction de
Michel Aglietta.
Après avoir été professeur de lycée de 1978 à 1982, il enseigne l'économie à l'Université de Paris X de 1982 à 1990 comme assistant puis comme maître de conférences (1986). Il fait son entrée à l'EHESS en 1990 avant d'y devenir directeur d'études en 1996. C'est à cette date qu'il prend la direction du Centre d'études des modes d'industrialisation de l'EHESS. Il a aussi enseigné au Haut Collège d'économie à Moscou de 1993 à 2000. Il enseigne actuellement à l'École économique de Moscou (Moskovskaja Shkola Ekonomiki) en même temps qu'à l'EHESS de Paris. S'intéressant depuis longtemps aux problèmes stratégiques, il a été chercheur à la Fondation pour les études de Défense nationale de 1988 à 1991 et a travaillé avec cette institution de 1986 à 1992 dans le cadre de divers contrats. Il a été par la suite consultant pour le Ministère de la Défense nationale.
Jacques Sapir a exercé une fonction d'expert sur les problèmes de la transition dans l'ex-Union soviétique. Il est le co-fondateur et un des animateurs du « Séminaire franco-russe sur les problèmes de la transition en Russie », qui fonctionne depuis 1991 en alternance en France et en Russie. Jacques Sapir a aussi été conseiller technique au Ministère de la Recherche entre 1989 et 1992 et il a participé au lancement des appels d'offres concernant les recherches sur la transition.
Il est un collaborateur régulier de la Post-Autistic Economics Review (revue électronique) ainsi que de la Revue d'études comparatives Est-Ouest, de Post-Soviet Affairs (ex-Soviet Economy, revue publiée conjointement par l'Université de Berkeley en Californie et le National Scientific Council) et de Problemy Prognozirovanija (Problèmes de prévision, revue de l'Académie des sciences de Russie). Ses ouvrages sont traduits dans de nombreuses langues étrangères (anglais, allemand, espagnol, italien, japonais, portugais), mais Jacques Sapir a aussi développé une production théorique originale en russe depuis 2000.
Jacques Sapir a reçu le Prix Castex du meilleur livre d'études stratégiques en 1989 pour Le Système militaire soviétique et le prix Turgot du livre d'économie financière en 2001 pour Les Trous noirs de la science économique.
Recherches
Économie de l'URSS
Spécialiste de l'histoire économique et de l'économie de l'URSS, sur laquelle il a écrit ses deux thèses, puis de l'économie de la Russie en transition dont il est l'un des spécialistes, il s'est aussi beaucoup intéressé aux problèmes de
Théorie économique. Il a travaillé en particulier dans le domaine de la
Macroéconomie, des changements institutionnels et enfin, depuis une dizaine d'années, en ce qui concerne les implications en économie des recherches en psychologie expérimentale. Ces recherches, marquées par les travaux d'Amos Tversky (décédé en 1996), Daniel Kahneman (Prix Nobel d'économie en 2003), Sarah Lichtenchtein et Paul Slovic ont largement contribué à la remise en cause de la théorie de l'
Homo oeconomicus en invalidant la théorie normative de la rationalité. Ouvrant la voie à une approche théorique différente, où la rationalité de l'acteur apparaît à la fois comme contextuelle, déterminée par sa position sociale, et contrainte par les limites de sa connaissance (travaux d'
Herbert Simon), ces travaux annoncent l'émergence d'une théorie
microéconomique hétérodoxe. Cette dernière pourrait alors fonder rigoureusement les approches institutionnalistes de l'économie, et en particulier les intuitions de
John Maynard Keynes quant à la préférence pour la liquidité.
Dans Les Fluctuations économiques en URSS, 1941-1985, Jacques Sapir conclut, sur la base des recherches menées dans ses deux thèses, que « le concept de Totalitarisme ne peut nous aider à comprendre comment cette société fonctionne ». De ce point de vue, il apparaît proche des conceptions avancées par la « nouvelle Soviétologie » des années 1970 et 1980 développée par des auteurs comme Jerry Hough, Stephen Cohen et Moshe Lewin, même si son approche d'économiste peut le distinguer de démarches plus propres aux historiens ou aux sociologues. En intégrant à son analyse les notions d'économie de pénurie et de marchandage systématique (avec une forte référence aux travaux de Thomas Schelling mais aussi de Herbert Simon), il insiste tout particulièrement sur l'existence d'une sphère économique autonome que le pouvoir n'a pas les moyens de contrôler. On notera cependant que la notion d'économie de pénurie qu'il utilise dans ses différents travaux diffère de manière assez substantielle de celle qui a été popularisée par l'économiste hongrois János Kornai.
Son analyse se fonde sur une définition du capitalisme comme système économique marchand et salarial (qu'il emprunte à Charles Bettelheim dont il fut l'élève) système dont il retrouve les caractéristiques dans l'économie soviétique, et sur une interprétation des économies de guerre comme système où la contrainte de vente du produit - contrainte traditionnelle dans toute économie marchande - est levée ou fortement amoindrie par l'existence de commandes publiques qui saturent les capacités de l'offre. Cette analyse lui permet de définir l'économie soviétique comme une variante particulière de capitalisme. Cette analyse a été développée dans L'économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique publié en 1990 où il définit la forme spécifique du capitalisme en URSS comme un système marchand mais non commercial. Il applique alors à ce qu'il appelle le « Capitalisme d'État de type soviétique » les méthodes d'analyse développée par « l'école de la régulation » (Michel Aglietta, Robert Boyer, Pascal Petit).
Proche de cette « école », il s'en distingue néanmoins par l'attention qu'il accorde aux dynamiques microéconomiques, qui sont largement ignorées par ce courant. Il s'écarte aussi de l'école de la régulation par l'attention qu'il porte aux problèmes de la méthodologie de l'économie. Cependant, l'intérêt qu'il montre pour les approches microéconomiques hétérodoxes (J. Stiglitz, G. Ackerlof) ne l'éloigne pas de l'analyse macroéconomique. Ses derniers travaux sur la Russie montrent une tentative pour reformuler une théorie institutionnaliste de l'inflation qui soit microéconomiquement cohérente. Si son analyse montre une nette influence de l'oeuvre de Karl Marx, il intègre aussi les apports d'autres auteurs hétérodoxes comme Keynes, mais aussi Shackle et Friedrich von Hayek. Il rejoint par contre la démarche des courants institutionnalistes par l'attention qu'il porte aux liens entre la politique économique et le droit (et en particulier le droit constitutionnel). Dans ce domaine, il travaille actuellement aux relations susceptibles d'exister entre la théorie de l'information imparfaite et de la formation exogène des systèmes des préférences individuelles et la théorie classique de la souveraineté.
Économie des institutions
Dans
Les Trous noirs de la science économique : essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Jacques Sapir expose son approche institutionnelle de l'économie. Cette dernière s'appuie à la fois sur la notion d'incertitude et d'information imparfaite (avec une influence importante des travaux d'auteurs comme Joseph Stiglitz pour la dimension microéconomique ou George Shackle pour la dimension systémique de l'incertitude) mais aussi sur la notion de densité sociale qu'il emprunte à la sociologie de
Durkheim.
Par exemple, abordant la notion de Propriété, il explique que « Être tenu pour propriétaire de quelque chose signifie fondamentalement disposer d'un pouvoir résiduel de contrôle sur cette chose et pouvoir être tenu pour responsable des dommages non intentionnels causés par l'usage de cette chose. » Dans un contexte d'incertitude (nous ne pouvons tout prévoir, par exemple dans un contrat d'assurance), le droit collectif s'appliquera en cas de dégât sur autrui non prévu et « il s'ensuit que le droit résiduel de contrôle du propriétaire individuel (...) est toujours second, en logique, au contrôle collectif qui s'exerce par l'intermédiaire de ces règles collectives ».
Ainsi faut-il aborder la notion de propriété de manière dialectique : « il n'est donc de propriété individuelle, au sens de l'usage comme au sens de la valeur des biens, que dans la mesure où il est conjointement une propriété collective sur le même bien ou service. La propriété est donc, par nécessité, duale ».
On retrouve dans le raisonnement à la fois l'idée que l'information imparfaite induit de fortes externalités (thèse centrale chez Stiglitz) et l'idée que le mode de gestion de ces externalités est déterminé par le degré de densité sociale. Ceci a conduit Jacques Sapir à rechercher dans les travaux de psychologie expérimentale les fondements microéconomiques d'une économie politique des institutions. Depuis 2000 les références aux travaux contestant les fondements de l'individualisme méthodologique sont de plus en plus présentes chez Sapir. Dans son ouvrage de 2005 Quelle économie pour le XXIe siècle ? il consacre ainsi les trois premiers chapitres à une réfutation de la théorie des préférences individuelles en s'appuyant sur les travaux de Tversky et Kahneman et il développe une interprétation radicale des résultats de la nouvelle microéconomie. Cette remise en cause de l'individualisme méthodologique le conduit à ce qu'il appelle le "holisme critique" qui se définit comme une interprétation méthodologiquement holiste mais non déterministe de la détermination des actions individuelles. Cette position lui permet, à la différence d'autres auteurs hétérodoxes, de revendiquer une approche microéconomique, même si cette dernière s'éloigne fortement de la microéconomie d'origine néo-classique. Ainsi il récuse l'idée d'une construction du social à partir de l'hypothèse d'individus auto-suffisants au nom des "framing effect" et "endowment effect" décrits et analysés par Tversky et Kahneman, mais reconnaît la pertinence d'une analyse des actions individuelles, comprises comme étant un des niveaux d'observation possibles dans l'analyse économique.
Cette position originale met Jacques Sapir en position de dialogue à la fois avec les keynésiens radicaux et des tenants d'une approche standard élargie. Elle le conduit aussi à ouvrir un débat avec les sciences politiques, en particulier dans sa mobilisation de la notion de légitimité d'une institution. Ceci le conduit, depuis son ouvrage de 2002 Les Économistes contre la démocratie à se rapprocher des débats sur l'héritage de Carl Schmitt.
Défense et stratégie
Jacques Sapir est aussi un spécialiste reconnu des questions de défense et de
Stratégie. Il a travaillé de 1986 à 1992 pour la Fondation pour les études de Défense nationale, puis pour divers départements du Ministère de la Défense. Reconnu comme un des spécialistes de la doctrine opérationnelle de l'ancienne
armée soviétique ainsi que des problèmes de conversion des industries de défense dans l'URSS, il est toujours consulté sur des problèmes stratégiques contemporains. Dans ses premiers travaux, il a montré comment les interactions et les conflits entre le pouvoir politique, l'institution militaire et les industriels de la défense avaient abouti au développement en URSS de ce qu'il a appelé un « militarisme paradoxal ». Ce dernier se caractériserait par un développement excessif du poids de l'appareil militaire accompagné non d'un renforcement mais d'un affaiblissement du poids politique et social des militaires dans la société. Le processus de conversion des industries de défense depuis 1990 est donc en premier lieu le processus de démantèlement de ce « militarisme paradoxal ».
Ses recherches sur la doctrine opérationnelle soviétique, puis russe, se sont appuyés sur ses travaux concernant les différents conflits qui se sont déroulés en Mandchourie dans le XXe siècle (combats de la Guerre russo-japonaise de 1905, combats de Kalkhin-Ghol en 1939, opérations d'août 1945). On notera qu'il emprunte régulièrement des notions à la théorie économique pour analyser les phénomènes relevant de l'art opérationnel (Operativnoye Iskusstvo en russe), tout comme il mobilise l'histoire militaire dans ses analyses économiques comme dans son récent ouvrage Quelle économie pour le XXIe siècle ?. La distinction qu'il opère entre les notions de signal, d'information et de connaissance, ainsi que le rôle qu'il donne aux représentations subjectives dans cette dernière, deux points qui le conduisent à critiquer une partie des courants de l'« économie de l'information », doivent beaucoup aux analyses qu'il a développées sur les processus de commandement dans les opérations militaires. Sur ce point, Sapir a été incontestablement influencé par un historien militaire israélien, Martin van Creveld, et sa notion de « pathologie informationnelle ».
De l'interaction entre ses recherches dans le domaine de l'art opérationnel et dans le domaine de l'économie, Sapir tire dans le chapitre 3 de son ouvrage Quelle économie pour le XXIe siècle ? une typologie des catégories de la connaissance, organisée en trois couples dialectiques (connaissance substantielle et connaissance procédurale, connaissance explicite et connaissance implicite , connaissance accumulée et connaissance pertinente ). L'analyse cognitive apparaît alors clairement comme la base de l'analyse institutionnaliste, que cette dernière soit mise en oeuvre sur l'économie ou sur les processus militaires. En ce sens, on ne peut pas parler chez Sapir d'importation de notions d'un champ à l'autre ou de l'usage de métaphores, mais bien de la construction de notions générales à partir d'une analyse comparative des processus décisionnels au niveau individuel et collectif.
Jacques Sapir est enfin connu pour des interventions qu'il a faites dans plusieurs débats importants aux frontières de l'économie, de la politique économique et de la politique. Il a été l'un des économistes qui se sont opposés aux politiques néo-libérales inspirées du « Consensus de Washington » en Russie. Il fut l'un des rares économistes à annoncer le Krach financier de 1998 et à prédire que la Russie s'en relèverait par des politiques hétérodoxes. La pertinence de ses analyses lui a valu d'être choisi pour prononcer la Edward Hewett Memorial Lecture lors de la Convention annuelle de lAmerican Association for the Advancement of Slavic Studies en 2001. Il a aussi pris position contre le Traité constitutionnel européen en 2005 ainsi que pour un retour à des formes modérées de protectionnisme.
Notes et références
Bibliographie
- Pays de l'est : vers la crise généralisée ?, Federop, Lyon, 1980
- Travail et travailleurs en URSS, La Découverte, Paris, 1984
- Le Système militaire soviétique, La Découverte, Paris, 1988 (Prix Castex en 1989). Cet ouvrage a été publié en anglais en 1991
- L'Économie mobilisée, La Découverte, Paris, 1989
- Les Fluctuations économiques en URSS, 1941-1985, Paris, Éditions de l'EHESS, 1989
- Feu le système soviétique ?, La Découverte, Paris, 1992
- Le Chaos russe, La Découverte, Paris, 1996
- La Mandchourie oubliée : grandeur et démesure de l'art de la guerre soviétique, Éditions du Rocher, 1996
- Le Krach russe, La Découverte, Paris, 1998
- Les Trous noirs de la science économique : essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Albin Michel, Paris, 2000 (Prix Turgot en 2001)
- K Ekonomitcheskoj teorii neodnorodnyh sistem - opyt issledovanija decentralizovannoj ekonomiki (Théorie économique des systèmes hétérogènes: essai sur l'étude des économies décentralisées), Éditions du Haut Collège d'économie, Moscou, 2001 (ouvrage original, non traduit en français)
- Les Économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002
- Quelle économie pour le XXIe siècle ?, Odile Jacob, Paris, 2005
- La Fin de l'eurolibéralisme, Le Seuil, 2006
- Le nouveau XXIe siècle, du siècle américain au retour des nations', Le Seuil, 2008
Voir aussi
Articles connexes
Liens et documents externes